" Les Stein dirent à M.Vollard qu'ils voulaient voir des paysages de Cézanne, et qu'ils lui étaient adressés par M.Loesser de Florence. "Ah oui", dit Vollard, d'un air guilleret, et il se mit à circuler dans la pièce ; puis il disparut derrière une cloison qui se trouvait au fond de la boutique, et on l'entendit monter lourdement un escalier. Après assez longtemps il revint, tenant à la main une petite toile qui représentait une pomme, mais la majeure partie du tableau n'était pas peinte. Tous trois examinèrent le tableau avec grand soin. "Seulement, voyez-vous, dirent-ils, ce que nous voulions voir c'était un paysage. - Ah oui", soupira Vollard, et il prit un air encore plus guilleret. Au bout d'un instant il disparut à nouveau, et cette fois revint avec un tableau, qui représentait un dos ; c'était une toile magnifique sans aucun doute, mais le frère et la soeur n'en étaient pas encore à comprendre bien les nus de Cézanne et ils revinrent à la charge. Ils demandèrent à voir un paysage. Cette fois, après une pause encore plus longue, Vollard revint avec une très grande toile sur laquelle était peinte un très petit fragment de paysage. "Oui, c'était bien cela qu'ils voulaient, dirent-ils, un paysage, mais ils souhaitaient une toile plus petite qui fut entièrement couverte de peinture. "C'est quelque chose comme cela, dirent-ils, que nous désirerions voir." Pendant ce temps, la nuit, qui tombe tôt l'hiver à Paris, était venue, et, à ce moment, une vieille femme de charge descendit l'escalier du fond ; en s'en allant, elle murmura : "Bonsoir, Monsieur, bonsoir, Madame", et elle sortit sans bruit ; puis, au bout d'un instant, une autre vieille femme de charge descendit le même escalier, susurra : "Bonsoir, Messieurs et Dames", et disparut silencieusement par la porte. Gertrude Stein éclata de rire et dit à son frère : "C'est une plaisanterie, il n'y a pas de Cézanne. Vollard monte là-haut, et il dit à ces vieilles femmes ce qu'il faut peindre, il ne nous comprend pas, et nous ne le comprenons pas, elles peignent vite quelque chose, et il nous l'apporte, et c'est un Cézanne." L'un et l'autre furent alors pris d'un insurmontable fou rire. Au bout de quelque temps ils se calmèrent et une fois de plus expliquèrent qu'ils voulaient voir un paysage de Cézanne.Ils expliquèrent que ce qu'ils voulaient voir c'était un de ces merveilleux paysages jaunes d'Aix tels que Loesser en possédait plusieurs. Une fois de plus Vollard sortit et cette fois il revint avec un merveilleux petit paysage vert. C'était ravissant, cela couvrait la toile entière, et cela ne coûtait pas très cher. Ils l'achetèrent tout de suite. Plus tard Vollard expliqua à tout le monde qu'il avait reçu la visite de deux Américains toqués, qui riaient tout le temps ; ça l'avait beaucoup agacé, mais à la fin il découvrit que plus ils riaient plus ils achetaient, alors il s'était mis à attendre qu'ils rient pour leur vendre quelque chose. "
Gertrude Stein - Autobiographie d'Alice Toklas